Tu reprendras un peu de rigidité dans ta norme sociale ?
Peut-être que comme moi, vous avez tendance à vouloir être apprécié par les gens. Que lorsque vous êtes dans une situation où c'est difficile de prédire comment les gens vont se comporter, vous vous sentez mal à l'aise. Que lorsque quelqu'un casse une norme sociale, vous êtes presque honteux à la place de cette personne. "Arrête Maman tu me fais honte!"
Ce sentiment n'est pas toujours partagé, certaines personnes sont plus souples que d'autres et il y a des dizaines de normes dont personnellement je me fiche. D'autres que j'ignore probablement et que peut être je transgresse sans savoir. Pourtant, certaines bien précises sont difficile pour moi à transgresser.
L'exemple le plus fréquent pour moi, c'est le tutoiement/vouvoiement. Comme vous le savez peut être (sans doute en fait), en français, il est parfois nécessaire de marquer le respect par l'utilisation du "vous" plutôt que d'un "tu" beaucoup trop familier. Cette règle s'applique si on ne connait pas bien la personne, si on écrit une lettre ou un mail, si la personne adressée est plus âgée ou encore si elle se situe plus haut dans la hiérarchie de l'institution. Bref, il m'arrive régulièrement de ne pas savoir si je dois tutoyer ou vouvoyer une personne (et j'ai déjà perdu beaucoup de temps à cause de ça) car j'ai peur que la personne prenne mal, soit vexée ou fâchée parce que j'ai transgressé une norme qu'elle estime importante. A l'inverse, je n'ai aucun problème que les gens transgressent cette norme avec moi. Et pire, il peut être mal vu de vouvoyer une personne qui s'estimait proche ou qui pensait avoir une relation plus amicale que collégiale.
Bref, ceci n'est pas un article sur ma difficulté à choisir entre "tu" et "vous". Mais l'exemple montre mon point de départ. J'aimerais savoir pourquoi ces normes existent, pourquoi est-ce-que je dois souffrir de cette indécision qui me fait réécrire des mails en anglais pour pouvoir utiliser un "you" bien plus neutre ?
Pourquoi il y a des normes très fortes dans certaines situations, dans certains contextes et dans certains pays mais pourquoi pas dans d'autres ? De même, pourquoi y a t il des personnes qui respectent plus facilement ces normes et d'autres pas ? Est ce que c'est impoli de couper la parole à quelqu'un ? Jusqu'à quel point c'est faisable ? Est ce qu'on peut rire ou s'embrasser à un enterrement au restaurant ? Si ça vous intéresse aussi, c'est par ici...
Differences Between Tight and Loose Cultures: A 33-Nation Study
C'est un titre bien peu engageant mais c'est pourtant celui d'une étude que je vais essayer de résumer. Elle est parue dans Science en 2011 et elle a été citée par d'autres articles scientifiques presque 1900 fois depuis. Ce nombre peut paraître faible pour un Best Seller mais pour vous donner un ordre de grandeur, une étude en psychologie sociale qui sortirait à la même époque dans un très bon journal dédié à la psychologie sociale serait citée plutôt entre 300 à 600 fois.
Le but de l'étude
Le but de l'étude est de déterminer si les normes sociales et leur importances sont déterminées et si oui, par quoi ? Il y a plusieurs facteurs environnementaux, écologiques, historiques qui expliquent la richesse des pays.
Les auteurs déterminent deux types de sociétés : les cultures plus rigides, dans lesquelles les normes sont fortes et les comportements qui cassent ces normes sont punis durement et les cultures plus souples qui ont des normes faibles qu'on peut transgresser sans trop de risques.
Comment on étudie ça ?
Les auteurs ont récolté des données provenant de 6823 participants à un sondage qui proviennent de 33 pays différents. (Si jamais, la Belgique est représentée par 133 personnes habitant Leuven). Les participants devaient noter à quel point un comportement est acceptable dans certaines situations faible ou forte. Parmi les comportements testés : débattre ou se disputer, manger, être grossier (jurer), rire, s'embrasser, parler, flirter, etc. Et parmi les situations : une visite à la banque, chez le médecin, être au restaurant, à un enterrement, dans une classe, dans un parc, etc.
Comme vous l'avez sans doute déjà remarqué, il y a des paires de comportements qui ne passent pas très bien, s'embrasser en classe ou rire à un enterrement, ça peut être mal vu... En fait, les choix des comportements et des situations sont tout sauf hasardeux. Les auteurs classent les situations selon leur "force", une situation forte c'est celles dans lesquelles seulement quelques comportements sont acceptables selon la norme sociale, les individus n'ont pas ou peu de marge pour agir autrement au risque d'être censuré, blâmé voire puni par la loi. A l'inverse, des situations faibles sont beaucoup moins contraignantes, elles laissent une grande diversité de comportements possibles aux individus.
Les auteurs ont également amassé des données historiques, sociétales, écologiques et économiques sur tous les pays testés. Ils comparent ces caractéristiques "nationales" aux normes qu'on retrouve parmi les individus ayant répondu au sondage.
La force des normes et le pays sont liés
La première chose importante c'est de déterminer la force des normes sociales dans les sociétés. Pour faire ça, les auteurs ont observé à quel point les réponses des sondés correspondent entre elles. En gros, à quel point les 133 Belges ont répondu la même chose au sondage. Une autre façon de voir ça c'est de dire que parmi toutes les réponses des sondés d'un même pays, toute les réponses sont proches de la moyenne. La force mesurée des normes, à quel point elles sont strictes dans un pays a été défini par la moyenne en fonction des réponses des sondés d'un même pays.
Et ca tombe bien, car toutes les réponses provenant des habitants d'un même pays, sont très similaires. Ca ne veut pas dire que le pays cause des normes plus souples ou plus rigides. Par contre, ces facteurs sont peut être liés, la culture de notre pays, influence probablement fortement le genre d'éducation et d'interactions sociales qu'on va recevoir et donc les normes sociales auxquelles on va adhérer.
Donc tous les Belges sont d'accords sur la force de leurs normes sociales, tous les indiens aussi ainsi que tous les Vénézuéliens, etc. Cependant, ça n'explique pas pourquoi les différents pays ont des normes très différentes. Et ca se retrouve dans les mesures de l'étude. Les auteurs rapportent une grande variabilité dans la souplesse des normes sociales d'un pays à l'autre. C'est évident d'ailleurs, vous ne serez pas vu de la même façon avec une bouteille d'alcool dans la rue si vous habitez aux États-Unis, en Irlande ou en Iran. Dans certains pays, il y a des lois pour punir les personnes qui se tiennent les mains en public ou qui mâchent du chewing-gum.
Les causes de la souplesse/rigidité des normes
La première conclusion étonnante, c'est que l'écologie d'un pays influence ses normes culturelles. En effet, les pays stricts sont ceux qui ont des fortes densités de populations, peu de ressources naturelles, moins de terres arables, moins de nourriture par habitant et de la nourriture moins riche, moins d'accès à de l'eau propre et finalement une mauvaise qualité d'air. L'interprétation la plus prudente de ces résultats est que l'écologie n'influence peut être pas directement mais corrèle avec ces valeurs. Cependant, cette corrélation n'est certainement pas le seul fruit du hasard car elle tient sur des mesures indépendantes, la densité de population dans les années 2000, le pourcentage de terres arables, la proportion de protéines et de gras dans l'alimentation des habitants, la quantité de catastrophes naturelles (sécheresses, inondations, etc) ainsi que la prévalence des maladies infectieuses. Bref, ces mesures sont indépendantes mais toutes corrèlent avec la rigidité des normes sociales dans un pays.
Ensuite, il y a les effets institutionnels. Quel genre d'institutions les pays stricts/souples ont par rapport aux autres. Sans trop de surprise, les pays stricts sont plus souvent des dictatures, ils ont souvent une faible liberté médiatique, moins d'accès à internet et surtout moins de droits civils et de libertés politiques. Paradoxalement, ces nations plus strictes sont aussi plus capable de maintenir l'ordre social, elles ont plus de policiers et moins de criminalité (moins de meurtres et de vols). Cependant, elles sont aussi plus dures dans leur justice allant jusqu'à la peine de mort.
Un point qui m'intéresse particulièrement, c'est le fait que les nations strictes sont plus souvent religieuses et ont plus de croyants, de services et de respect de la religion et d'un dieu quelconque.
En conclusion
La culture est un système et les normes culturelles influencent le comportement des gens, des institutions, des nations mais la réciproque est probablement vraie également. Les nations, les institutions et les individus influencent les normes sociales. La force des normes et la tolérance à la transgression dépendent de l'écologie, de l'histoire et des institutions humaines. Ces facteurs à l'échelle d'un pays influencent comment les individus se comportent dans des situations plus ou moins fortement normées.
Finalement, et ceci est principalement mon interprétation, notre culture n'est pas que le produit des films qu'on regarde, des livres qu'on lit. Nous ne sommes pas seuls maîtres des normes auxquelles on adhère et de celles qu'on ne respecte pas. On a peut être trop tendance à croire que l'individualité d'une personne est de son seul ressort mais la réalité qu'on observe est toute autre. Si les normes qui définissent nos comportements varient en fonction d'où l'on vient et que nous pouvons mesurer que l'appartenance à une nation change notre façon de voir les situations et d'agir dans celles ci. Alors quelle place reste t il pour notre personnalité ? Est ce que la variabilité inter-individuelle est si grande que ça ? Les études suggèrent le contraire.
Pour les plus anglophones d'entre vous, voici un quizz qui teste à quel point vous êtes souples/rigides sur les normes sociales : https://www.michelegelfand.com/tl-quiz
Si vous trouvez des coquilles, fautes ou autre, contactez moi.
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